La Veillée des Dieux

Un rien de nuit, mais une nuit glaciale. Une bourgade drapée de neige scintille de lumières colorées. Merveilleux Noël : blancheur, froideur et gaieté au cœur. Le bourgeois se trémousse, la fesse pâle et la glaire gélifiée. Au-dehors un ciel qui floconne ; au-dedans un foyer de fonte dorée où fondent quelques bûches. L'homme rassuré brode ses superfluités sur les relents d'un décor qui paraît presque mitonné. Là, chaque année, le jeu est le même, mais qu'importe ! ces fins de décembre sont autant de sciures de vie qui nous animent pour le reste du tronc.


Seul, par dégoût des fêtes grégaires et des commensaux flegmatiques, je recherche l'inconcevable. Une veillée sordide et lugubre, pourquoi pas! Offrons-lui un poil d'épate au jeune ! Qu'il laisse nos cristaux ! Personne ne déambule, tous terrés sous leurs principes séculaires. N'ergotons pas ! J'accuse le dodu et ça me colle en plein le prurit !!!

Puis... soudain. Entre le ciel de cul-de-basse-fosse et la neige luminescente, une forme se glisse. Une Apparition. Maigre, mais tout de même !

Humain pour quelque chose, je délaisse les bestioles en rut et m'excite à l'aporie : qu'est-ce ? Un violeur sans violable ou mon Etre ? Peu à peu ça prend relief. Ça boite. C'est vieux. C'est si maigre que ça semble prêt à se rompre à chaque déhanchement. C'est si courbé que, je divague certainement, le nombril doit chapeauter la tête glabre du membre. La trogne est laide et ses plis poilus ballottent au rythme des boiteries. Il me fixe, maintenant. Aaah... pure étrangeté.
- Suivez-moi ! grommelle-t-il. J'obéis, le crâne vide et le corps galvanisé.



Trop simple ! Pourquoi suivre cet homme ? Qui était-il hormis un paquet de courbes inharmonieuses ? Il avait suffi qu'il me convoquât rudement je ne sais où, et j'y allais ! Une merveille l'extase ! Il ne me reste plus qu'à m'engluer dans ses rets... Au poil la stratégie ! Et moi ! Je traîne mes godasses derrière quoi ! Un maniaque ? Ah oui... le maniaque oligophrène des jocrisses éberlués. Oui ! Va être plumé le jocrisse !

Non... Soyons modeste avec la réalité : c'est un brave homme qui, avec une bonté vivace, m'a invité à une bonne bouffe dans son doux chez-soi. Et là, à cet instant, nous marchons avec cette espèce d'osmose respectueuse de la taciturnité. Voilà la saine explication. Pas de bizarreries, par d'arcanes funestes; une fin d'année propre et digne ! Un détail, pourtant: le brave homme, lui, n'est pas exactement salutaire... L'exhalaison putride et caséeuse découvre une décomposition progressive de l'homme courbé. C'est troublant : la carcasse grimée d'une laideur agressive, malformée, dont chaque parcelle est maladive, a souvent l'âme perverse et le raisonnement insidieux. Malgré cela je suis heureux : l'envie fantasque de frissons inénarrables commence à se réaliser.

L'arrivée est au cimetière. Le vieux ouvre la grille et me laisse la refermer : attouchement du fer glacé, je frémis... Les christs en chair, comme les belles en cheveux, sont assez pitoyables, les cyprès assez effilés pour embrocher les âmes réticentes, mais il n'y a aucune guirlande : les ossements s'offrent l'authentique austérité et ce son, mi-réel mi-imaginaire, qui vous donne l'envie d'hurler, de saccager alentour, une espèce de silence qui bourdonne. Passant quelques sépultures au marbre couché, le vieux s'arrête devant celle qui se dresse : un petit mausolée en pierres grossières noircies par le temps. Chez les morts le temps n'est ni cause de honte, ni cause d'angoisse: c'est leur folklore. Le vieux sort une belle clef de cimetière, l'introduit et la tourne dans l'habitation funèbre. Terrifié bien que l'ayant appréhendé, je le vois me faire signe d'entrer. J'hésite, mais ses plis tombant plus bas encore, je cède au signe et entre tête baissée.


J'ai la désagréable impression de m'acheminer vers ce qui ne me regarde pas. Ah jeunesse ! keuf ! keuf ! toujours à l'affût d'avoir quelque tremblote pour se faire pousser les poils ! Pourquoi descendre dans ce lieu ? Dans moins d'un siècle j'en aurai un, pour moi tout seul. Et même mieux ! avec un toit de chaume ! Je me débats dans cette démence, et j'adhère toujours au vieux.

Au bas des marches, une pièce exiguë un peu cachot nauséabond. Le blanc de chaux dégoutte d'humidité malsaine. Sur l'un des murs pend une couverture. Au milieu du sol s'imposent une table basse et deux chaises disparates. C'est tout. C'est là, dans cette poisse tranquille que s'enracine le vieux, pour l'éternité : la vie et la mort unies sous le même toit. Le vieux, sans me dire un mot, dresse la table. J'élude chacun de ses regards. Pas de contrainte mentale, juste un chouïa d'incongru : tel est mon désir. Alors pas d'excès le vieux ! Ou ça n'est pas la rate que je vais te dilater !

Si le coin est répugnant, la boustifaille pénètre correctement le conduit. Une exquise délectation, un raffinement subtil, une discrète harmonie des saveurs, bref, c'est pour les papilles concernées une merveille de l'art culinaire, presque un prodige gastronomique. L'arôme de la viande est si profond, qu'une exhumation de vieilles douceurs charnelles jaillit à chaque bouchée. Des parallèles d'impressions s'enchevêtrent un moment pour se joindre aux parfums des fumées de la chair. La sapidité de tels divins morceaux me donne comme une envie d'éternels recommencements, une boucle alimentaire à faire embraser des puces en chaîne...

Le vieux dérange ses plis et me sourit: dentition parfaite. Alors ? ... Ce qu'il a sur la trogne, c'est du sillon d 'intensité et non d'années !?!

Repu, les boyaux au labeur, je l'entends s'épancher :

- Mon bon monsieur. Hé ! entre hôtes on se comprend. J'ai le neurone gâté c'est entendu. Ouais. La petite névrose me pend au nez : tss, c'est cette crasse de solitude et toutes les petites morbidités qui la peuplent. Ah ! moquez-vous ! La déprime me tenaille... vous déglutissez ce que je vous lâche, hein !?! Me... me... enfin... merde de bouse ! On se croirait à la pouillerie des hideux, ici ! Heu... Je dis ça comme ça... pour m'égayer. Voui : j'en ai besoin mon bon monsieur. Hé ! C'est l'opprobre pour moi : tout raté ! C'est ça ! les paumés au trou. Je m'y suis mis moi-même... comme un égrotant dressé. Je peux mourir ! Qui sera peiné ? Et puis gardez vos larmes ! Charogne, j'en ferai quoi ? J'aime ma saleté! J'aime être vil et méprisable ! Regardez-vous: je préfère mes immondices ! C'est très simple. J'ai joui atrocement de votre bonheur buccal ! Et je jouis encore mon enfant, vise la verge, hein ! Gonflé le gland !!! Vous, étranger, je hais votre foutaise de vie, ses résidus et sa pédanterie coutumière ! Infect animal ! Engraisse-toi de tes douteuses vétilles ! Je préfère l'abjection, la vraie : celle que l'on sublime. Je vous méprise. Ha ha ! pour vous c'est l'horreur, en une soirée toutes vos toquades, vos marottes, tout ce que le système d'en haut vous a désigné comme bon ou mauvais, tout ça, souillé à jamais ! Mon bon monsieur, vous êtes un bâfreur de chairs humaines, un anthropophage accompli !!!

Béat, je l'écoute m'insulter. Mais c'est une rixe effroyable qu'il lui faut à cette crapule méphitique !!! Patience !

- Mon bon monsieur, l'efficacité c'est l'acte, alors...

Il se lève et tire la couverture.

Odieux ! une femelle obèse, au point que ses graisses coulent sur sa paillasse. Elle gémit doucement, piteuse. Sa masse suintante est couverte des raclures quotidiennes, d'excréments pâles, comme sa chair, de tout ce qui peut s'amonceler sur des bestiaux grabataires.
- Elle pue ma compagne, hein ?!

C'est vrai qu'elle pue. Ça me fait suer, et je frissonne. C'est vrai que ce couple est atroce : la petite teigne filandreuse et ce veau à la gueule embryonnaire, à la bedaine putride. Un cirque ! Et voilà la teigne qui tâte sa femelle.
- Ben, mon pauvre monsieur, c'est entre ces deux jambons rances que j'éjacule. Oui !!! C'est ça qui récolte mes semences.

Dégénérées ses semences. Bougre de salaud !!! Où veut-il nous mener ? Comment... Me mener, oui ?!!! C'est moi le pantin de cette soirée scabreuse!
- Et je la baise, mon petit père ! Hé ! Croyez-vous qu'elle se débatte? Non... bien trop molle... la feignasse. Elle hurle, oui ! Pour jouir ou souffrir, m'en fous ! Hé ! C'est de viande dont j'ai besoin !

Je dois me contenir, je veux tout entendre Au fond, je suis là pour ça ! Patience !

- Pour vous, mmm ! C'était une petite fille bien joufflue. J'ai un vice, un petit: j'embroche mon gibier vivant. Ha ha ! Vous auriez vu ses yeux clairs lorsque la pointe d'acier lui déflora son croupion tout rose... Vous auriez vu, ha ha ! mmm ! quand, pour dernier sursaut, ses petites dents mordillèrent dans le bout d'intestin qui pendait, accroché au pic. Mmm... Soyez joyeux mon gars ! C'est ça mon vrai plaisir ! C'est après que je vide la petite : les tripes pour ma compagne, la tendre viande pour vous !

Ecœuré. Non !!! Moi !!! Non !!! Et non Alors !!! Je dégobille sa progéniture, et il se marre le vieux ! Non !!! J'ai bouffé sa fille !!! à cette enflure de scélérat !!! Et voilà ! Il hurle de rire, balance son futal et s'allonge sur sa femelle. La bite en bouche, elle me regarde. Et le vieux s'acharne à prendre cette ouverture pour le con crasseux de sa femelle.

C'en est assez !!! Terminé ces fornications de tripiers !!! Terminé !!! Délaissant la psychologie, je prends une barre d'acier qui traîne dans un coin, eh oui !, la brandis, et frappe sans discernement. Je frappe : le vieux grogne et se tortille. Je frappe : l'horion défonce la colonne du vieux. Je frappe : le sexe du vieux obstrue la gorge de sa femelle. Je frappe et je fuis, des crampes au ventre.


Eperdu, je jaillis du mausolée et pénètre dans le brouillard lactescent comme le vieux eût pénétré sa femelle butyreuse de la fesse. Je cours, et j'aperçois le bout du cimetière. Je cours, manque la sortie, et tombe dans la fosse commune. Je digère entre deux tibias. Absurde.

Ecrit en août 1986, modifié en août 1987.

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